En Alsace certes, mais à Bruxelles – premier acte
D’abord un regard en profondeur sur le 1er cru (officieux) Gruenspiel du Domaine Marcel Deiss. En blanc, nous goûtons 2015, 2016, 2018, 2022. Les deux premiers vins ont été vinifiés par le père (Jean-Michel), les deux vins les plus récents sont de la main du fils (Mathieu). Il ne manque que le Saint-Esprit: d’une certaine façon, il planait au-dessus de nos têtes pendant la dégustation…
On commence par une mise en bouche: La Vigne en Rose du Domaine du Rêveur (qui est la création de Mathieu Deiss et de son épouse, grâce aux vignes maternelles): issu d’une complantation avec 85% de gewürztraminer et 15% de riesling, il présente un nez assez complexe: fruits jaunes, menthe, puis agrumes, puis …rose. La bouche est intense, avec un profil presque sec, une concentration moyenne, de la suavité et une finale très légèrement tannique. Ce dernier mot mérite notre attention, nous y reviendrons.
Gruenspiel, terroir et complantation
Amphithéâtre exposé sud, surplombant les grands crus de Ribeauvillé, ce terroir se situe sur la commune de Bergheim. Je laisse le vigneron exprimer la géologie: nature hétérogène du sol superficiel constitué de dépôts torrentiels gréseux, granitiques parfois gneissiques, posés sur une matrice profonde de marnes lacustres du Keuper. Le vignoble est complanté en riesling, gewürztraminer et pinot. Pas d’information fiable quant aux proportions respectives. J’ignore de quel pinot il s’agit.
Gruenspiel 2015
Vinification classique par Jean-Michel, millésime riche et solaire. Le nez est plutôt lourd, avec des agrumes et de la pâtisserie. Le vin est construit en rondeur. La présence du riesling est loin d’être évidente, mais la famille Deiss insiste depuis longtemps sur le rôle mineur joué par les cépages: tout ici tourne autour du terroir, le cépage étant un simple accessoire (j’exagère à peine). Il y a du sucre, je me sens dans l’univers des vins moelleux. La finale est légèrement collante. Mais (et c’est l’un des enseignements de cette dégustation), le vin ne cesse d’évoluer dans les verres, il s’affine progressivement, joue sur le fondu de sa structure et quitte sa gangue sucrée. Si nous l’avions goûté vite fait, mal fait, nous l’aurions méjugé. Rappel de circonstance: évaluer un vin artisanal en quelques instants relève de la sottise. Goûter, regoûter après 15 minutes, après 2 heures, après 24 heures. Eh oui, il faut y mettre une bonne dose d’huile de coude !
Alcool: 14%
NB: jetez un coup d’œil à la photo: on peut y lire discrètement « Le jeu des verts« , une traduction presque littérale de Gruenspiel. On y reviendra. On y lit également « Cru d’Alsace », une façon légale de faire passer le message: Gruenspiel est un premier cru et n’attend qu’une confirmation officielle pour le faire savoir.
Gruenspiel 2016
Vinification classique par Jean-Michel, millésime plus frais. La robe est moins dense que celle du 2015, le nez est léger, pierreux, une pointe de citron apparaît. Le profil est une antithèse du 2015: la bouche est fine, racée, intense, scintillante. Verticalité, minéralité, énergie. La finale est magnifique, très peu marquée par le sucre, nette et presque tranchante. C’est un grand vin qui, lui aussi, évolue dans le verre jusqu’à se présenter comme un 100% riesling (qu’il n’est pourtant pas). Ce qui me frappe lorsque l’on compare 2015 et 2016, c’est le fort impact du …millésime. On a le sentiment que le terroir accueille les caractéristiques de chaque millésime et les restitue pendant la dégustation. Difficile alors de percevoir les caractéristiques du terroir lui-même.
Gruenspiel 2018
Vinification géorgienne par Mathieu. Géorgienne, parce que le vin est légèrement macéré (contact entre peaux et jus): 10% du volume total de vin, pendant 6 jours. On sent une approche prudente, pas-à-pas. Néanmoins, l’impact de cette macération limitée est très visible: la couleur dans le verre est franchement orangée. Le nez est intense et minéral, avec du zeste d’orange. En bouche …
attention, ceci est un moment-clé
Donc, en bouche, je suis frappé par la présence d’un peu de sucre résiduel et d’une note oxydative. Finale tannique. Le profil est plus proche du 2015 que du 2016. Où sommes-nous ? En Alsace ? Euh…Nous sommes sur le Gruenspiel et nulle part ailleurs: les cépages ne comptent pas, la région Alsace ne compte pas.
On remarquera la cure de jouvence dont bénéficie l’étiquette. Le « jeu des verts » se situe à présent juste au-dessous de Gruenspiel.
Gruenspiel 2022
Mathieu va jusqu’au bout de ses idées: 100% du volume est macéré, pendant plusieurs mois. Vin nature, sans soufre ajouté. Le vigneron suggère d’ouvrir la bouteille la veille (ce que nous n’avons pas fait, mais qui le fera ?). Couleur de clairet, rose foncé ou rouge clair, au choix du dégustateur. Mais en tous cas la couleur orange est absente. Le nez m’évoque la cerise (influence sournoise de la robe ?), puis la rose. Un petit air guilleret et sympathique. La bouche est tendue sur son acidité. Le vin est sec, fin et aérien. Il n’y a aucune déviation aromatique. On est plus proche du profil du 2016 que de celui du 2015. Je trouve le vin agréable et j’ose (sous le regard ébahi et courroucé du Saint-Esprit) me risquer à une comparaison avec un grolleau de la Loire. Bon, je reconnais une part de provocation dans ce commentaire, mais le vin me paraît assez simple, trop simple. Le problème est-il dans la bouteille ou faut-il plutôt le chercher dans le nez, la bouche et le cerveau du dégustateur ?
Je me suis progressivement construit un dictionnaire et une approche qui fonctionne de façon satisfaisante avec les vins classiques. Mais ce Gruenspiel 2022 est tout sauf un vin classique ! Ma grille d’analyse repose sur cinq axes: équilibre, complexité, intensité, persistance, spécificité. J’ai l’impression de me confronter à un vin qui refuse d’entrer dans ce cadre. Et qui m’oblige donc à réfléchir autrement, quitte à arriver aux mêmes conclusions, qui sait ? En fait, ce vin ne veut pas de moi: en marketing, on dira que je ne fais pas partie de sa cible. Trop vieux.
A la réflexion, je ne me sens pas capable de définir ce qui ferait la spécificité du terroir Gruenspiel, au travers de quatre vins très différents les uns des autres. Mais autant le 2016 est lisible, autant le 2022 est illisible: le 2016 est écrit en français du vingtième siècle et le 2022 en hongrois (ou en bulgare ou en japonais, selon votre bon plaisir): je ne pratique malheureusement pas ces langues exotiques. Je souhaite converser mais il y a de la friture sur la ligne. J’écoute la voix du Saint-Esprit mais je n’entends pas son message.
NB: la métamorphose esthétique est arrivée à son terme: Gruenspiel a disparu, le « jeu des verts » prend toute la place. Cela colle sans doute mieux à l’univers des vins nature, c’est une communication dépoussiérée, plus jeune. Mais, ô paradoxe, Jean-Michel Deiss se bat avec énergie et détermination pour imposer le Gruenspiel comme un lieu d’exception et on finit par le supprimer de l’étiquette au profit d’une traduction sans charme et sans mémoire.
La contre-étiquette indique un taux d’alcool de 14,5% et affiche le texte suivant: « Vin de macération sur terroir de marne. Vin sec, sans soufre ajouté et sans filtration ».
Gruenspiel 2017 (rouge de pinot noir)
Ce n’est pas fini ! On fait du rouge sur le Gruenspiel. La question de la macération ne se pose évidemment pas, puisque tous les vins rouges passent par cette étape pour extraire la couleur, les tannins, etc…
A ma relative surprise, c’est un vin classique, j’oserais dire bourguignon, avec un nez légèrement sauvage et une bouche mûre, tendue, avec pas mal de matière. Vin juteux se terminant par une finale pleine de bons tannins. L’alcool joue son rôle à l’arrière-plan, l’élevage itou.
Cela me plaît beaucoup ! C’est ma médaille d’argent, après le blanc 2016. Mais j’ignore sur quelle base faire le lien avec le terroir Gruenspiel.
Bilan: j’ai passé un excellent moment (malgré le courroux du Saint-Esprit) et le sujet mérite assurément de s’y intéresser de près. Je reconnais volontiers manquer d’expérience pour évaluer les vins blancs de macération à leur juste valeur. Mais je ne peux cacher une profonde perplexité: pourquoi cette radicalité qui consiste à faire table rase du passé et de l’histoire ? Pourquoi glorifier Gruenspiel (au détriment de la région Alsace et des cépages) avant de le supprimer de l’étiquette: Gruenspiel, le grand perdant de la communication moderne ?
En Alsace certes, mais à Bruxelles – deuxième acte
En soirée, dégustation à l’aveugle qui commence par nous balader en terrain inconnu: l’un de nous risque silvaner, l’autre muscat. On note des amertumes non négligeables. Ensuite, une paire de vins nous déconcerte: cela pourrait être du pinot gris, mais qui fait aussi sec ? Ostertag ? Trimbach ? Et voici une paire largement aussi étonnante: il y a l’aromatique du gewürztraminer, mais pas la structure à laquelle on s’attend: en particulier le premier vin (nous saurons plus tard que c’est un 2016) est d’une grande finesse et d’une aromatique noble.
C’est compliqué. Les visages sont livides, les respirations haletantes. Certains d’entre nous font silence. C’est compliqué. Heureusement, le septième vin éclaire notre lanterne: c’est du riesling ! Au vu de tout ce qui précède, nous sommes bien en Alsace (après les 6 premiers vins, je n’aurais pas mis ma main au feu). A partir d’ici, le feu d’artifice est déclenché: les notes très élevées vont pleuvoir sur les rieslings secs qui s’enchaînent. J’évoque le Rheingau et les vins de Georg Breuer (c’est un compliment).
Et puis, la vérité nous fend les oreilles: tous les vins proviennent du même domaine: André Kientzler à Ribeauvillé. De mon point de vue, Kirchberg 2017 et Geisberg 2016 se partagent la médaille d’or. Une mention spéciale pour l’Osterberg (gewürztraminer) 2016.
Nous concluons avec François-Alphonse 2008, une cuvée rarement produite qui assemble, je crois, des raisins qui proviennent de différents grands crus. C’est un 2008, mais il paraît notablement plus âgé, avec ses notes terreuses, champignons, ail, humus, … Note oxydative également. C’est le vieux vin qui finit par rapprocher un grand Sancerre, un grand Chablis et un grand riesling. mon 17/20 est sans goute généreux d’un point de vue analytique, mais c’était si bon !
Demain matin, cap sur l’Italie pour d’autres aventures !