
Je n’ai jamais consacré beaucoup d’énergie à décortiquer les vins de l’hémisphère sud. Pour moi, en très résumé, Afrique du Sud = Australie = Argentine = beaucoup de couleur, beaucoup de bois, beaucoup d’alcool. On veut impressionner, on montre sa musculature, on crie fort pour être sûr de titiller l’oreille des experts anglo-saxons et d’obtenir dès que possible l’indispensable 90+.
Alternative: on produit beaucoup (rendements pléthoriques) pour fournir les supermarchés du monde entier en vins ni vraiment bons, ni vraiment mauvais mais tristement banals.

Il se fait que je viens de passer quelques jours de vacances du côté de Cape Town et de Stellenbosch, hauts-lieux historiques du vignoble sud-africain. Premier constat, il est aussi difficile d’échapper au vignoble que de refuser les frites dans une brasserie belge: où que l’on pose les yeux, le cep jaillit, en avant-plan d’un paysage montagneux d’une beauté à couper le souffle.
Sans surprise, le cépage définit le vin. Il s’agit très souvent d’un cépage d’origine française (chenin, sauvignon, chardonnay, cabernet sauvignon, merlot, syrah), mais de petits nouveaux pointent le bout du nez: nebbiolo, sangiovese, tempranillo, riesling. Le Domaine Jordan vient de planter de l’assyrtiko.
Présenter un Bordeaux blend est une quasi obligation. On pimente souvent les deux cabernets et le merlot d’une touche de malbec et d’une pincée de petit verdot. Idem en blanc: les assemblages de sauvignon et de sémillon abondent. Le modèle bordelais est omniprésent.
Le degré alcoolique est typiquement proche de 14% (mais pas de 15%). C’est une évidence plus qu’un sujet de conversation: le climat est ce qu’il est.
Une propriété, c’est souvent 100 hectares de vignes et quelques centaines de milliers de bouteilles par an. Cela implique une politique de gamme très structurée: une série de vins de type Estate, une deuxième série de type Reserve ou Premium, une troisième série de type Flagship ou Icon. Tout cela fleure bon son marketing à l’américaine.
La sécheresse du climat est de plus en plus pénalisante et conduit à irriguer les vignobles. Ceux qui poussent des cris d’orfraie à la simple évocation d’un tuyau d’arrosage feraient bien de se méfier de ce que le bouleversement climatique réserve à nos terroirs européens…
Une vieille vigne a 35 ans ou plus: hors de question ici d’utiliser old vines si celles-ci n’ont pas atteint l’âge requis. Pour rappel, en France et en Europe en général, la notion de “vieilles vignes” n’a pas de définition précise, chacun fait ce qui lui plaît.
les Domaines rivalisent de talent pour proposer des expériences oenotouristiques de haut niveau: tasting room très chic, un ou deux restaurants, des chambres de grand confort, un jardin, une oliveraie, une exposition de sculptures et/ou une galerie d’art, des boutiques, des jeux pour les enfants …et j’en oublie. A une exception près, cela ne m’a jamais paru too much.
Manger au Domaine est la norme: beaucoup de très bons restaurants sont situés au sein même des Domaines.
Il y a manifestement de l’argent pour investir dans la brique, l’inox et le bois neuf: les bâtiments anciens ont été soigneusement restaurés, les bâtiments récents ont bénéficié de la patte de l’architecte, les cuveries sont impeccables, les barriques itou. Les propriétaires (hommes d’affaires et grandes fortunes) n’en sont pas à quelques millions de rands (R) près.

On rappelle avec insistance au dégustateur européen que l’Afrique du Sud, ce n’est pas vraiment le Nouveau Monde: on plante et on vendange ici depuis le 17ème siècle. La plupart des Domaines exhibent fièrement le millésime de fondation au fronton du bâtiment historique et sur leurs étiquettes.
De nouvelles régions apparaissent sur les cartes des vins, y compris le Karoo où l’on plante à 1.500 mètres d’altitude: la recherche du cool climate est en cours. Voir par exemple le Domaine Mount Sutherland, dont j’ai goûté la très belle syrah Ouberg 2013. Production totale: 492 bouteilles.
L’intérêt pour le terroir (c’est-à-dire la parcelle porteuse de caractéristiques spécifiques) est croissant et se traduit par exemple par de grandes photographies aériennes détaillant quel cépage est planté où. Celle ci-dessous orne le caveau du Domaine Klein Constantia.

Le personnel qui accueille l’amateur est jeune et bien formé: souvent des étudiants à la recherche de quelques sous (Stellenbosch est une grande ville universitaire) qui savent raconter et structurer une histoire.

Une anecdote néanmoins: je goûte le Constantia Natural Sweet au Domaine Steenberg. C’est une vendange tardive de sémillon qui affiche 12,5%. A ma question relative au sucre résiduel, mon interlocutrice s’embrouille les pinceaux pour finalement m’affirmer que c’est 15 grammes et que 15 grammes, ça fait vraiment beaucoup. Je veux bien faire un effort pour croire, mais il y a des limites à ne pas dépasser. La dégustation du vin et un coup d’œil au site Internet du Domaine me confirment qu’il y a 138 grammes à bord. Un bien beau vin d’ailleurs qui se vend sur place pour l’équivalent de € 12 la demi-bouteille.

Le même Domaine Steenberg élabore un nebbiolo de belle facture: 2012 est aujourd’hui parfaitement à point. La couleur est légère et tuilée, comme il se doit. Le nez est magnifique, entre fleurs, épices et goudron. La bouche porte ses 14,5% sans effort. C’est savoureux et plein, avec de la patine. Seule la finale m’a semblé un peu diffuse et d’une persistance moyenne (jeunes vignes). Les tannins sont fondus, l’acidité assez consensuelle. L’élevage sous bois de 500 litres (peu de neuf) est plutôt discret. Je n’ai pas de souvenir d’avoir goûté un meilleur rouge sud-africain. R520 (€ 28) au restaurant Tryn.
Au Domaine Tokara, je goûte la gamme Premium. Ces 4 vins sont accessibles, relativement passe-partout mais bien vinifiés. Le sauvignon est rempli de fruits tropicaux (fruits de la passion) avec une chouette fraîcheur. Le chardonnay puise dans le style unoaked et dans le style barrel fermented, mais je ne suis pas sûr qu’il prenne le meilleur des deux mondes. La syrah (avec 12% de mourvèdre dedans) est assez peu extraite et joliment fruitée. Le cabernet sauvignon est assez complexe, peu marqué par le bois et peu tannique.
Au Domaine Klein Constantia, je goûte le sauvignon Estate 2019, exotique, net et précis. Voici la cuvée Metis 2017, un autre sauvignon élaboré en collaboration avec Pascal Jolivet, vigneron à Sancerre. Démarche intéressante dont le résultat n’est ni un Sancerre, ni un sauvignon sud-africain: l’exotisme est absent, la bouche assez riche. Anwilka 2015 est un assemblage de syrah (64%), cabernet sauvignon (29%) et petit verdot violent, très puissant. Malgré quelques heures de carafe, c’est un infanticide incontestable. Difficile à déguster en l’état, mais potentiel majeur. Au restaurant, j’ai goûté le chardonnay: le vin est satisfaisant, mais il y a une pesanteur qui ne m’a pas donné envie de finir la bouteille. A servir frais pour réussir l’équilibre entre alcool et acidité. Ce n’est pourtant pas un gros lourd (13,5%) et la politique du Domaine (exploration du potentiel de la biodynamie) montre leur intérêt certain pour la précision. De mon point de vue, ce chardonnay est trop marqué par l’impact de ce qui a été fermenté en barriques. Ce qui me pose question c’est le crisp and mineral finish que mentionne l’étiquette. Le rich finish du site Internet me paraît en fait plus pertinent.
Ne manque-t-il pas quelque chose ? Constantia … cela évoque le mythique “Vin de Constance” dont Napoléon se régalait pendant son exil à Ste-Hélène. Un vin doux inimitable, 100% muscat petits grains (appelé ici muscat de Frontignan). J’ai donc goûté le millésime 2015. A ce stade, c’est simplement succulent, plein de miel et d’agrumes. L’équilibre entre sucre, alcool et acidité est magistral (173 grammes – 13,97% – 6,5 grammes). La presse anglo-saxonne compare ceci à Château d’Yquem. Pas d’opinion vu que je n’ai pas goûté Yquem… Au Domaine, la -jolie- bouteille de 50cl se vend R1095 (€ 58).
Au Domaine Morgenster, réputé tant pour ses vins que pour ses huiles d’olive, je goûte en particulier des vins de la gamme Italian Collection et de la gamme Estate Range. Avec des petites verticales sur trois millésimes. Waouw… !!!

Je suis frappé par le fait que les millésimes les plus anciens sont systématiquement les meilleurs. Changement de cap (marché ciblé) ? Changement de génération ? Difficulté à appréhender le potentiel des millésimes jeunes ? Impact de la météo ? En tous cas, le Lourens River Valley 2010 (R300 au Domaine, soit € 16) est magnifique: c’est un Bordeaux blend très équilibré, fin et précis.
Au Domaine Longridge, on ouvre les hostilités avec un chardonnay. Attention, piège, ce n’est pas du tout une entrée de gamme, mais leur cuvée Clos du Ciel (R695 au Domaine, soit € 37): un gros coup de cœur ! Beaucoup de personnalité, de complexité et d’intensité. L’impact de la biodynamie ? Le chenin Ou Steen, le Bordeaux blend Ekliptika sont également excellents. The Emily est une curiosité, assemblage de chardonnay et de quelques gouttes de pinot noir pour un rosé très clair. Cela se boit facilement et c’est un triomphe commercial en Afrique du Sud (R90, soit € 5).
Le Domaine Pella sort du format habituel: on produit ici de toutes petites quantités de vins à forte personnalité. Pas de tralala, un tout petit caveau, un chien, une table et 4 chaises. En particulier, je succombe devant le chenin Kanniedood (traduction littérale: Immortel) 2019. Aromatique de citron vert, tension acide d’anthologie, matière importante très serrée: cela m’a évoqué un vin issu de vignes sur volcan (ce n’est pourtant pas le cas). Production limitée à 1.600 bouteilles, prix ridiculement peu élevé (R160 au Domaine, soit € 8,50). Les autres cuvées sont encore plus confidentielles: le malbec Oukliprant 2017 a été produit à hauteur de 900 bouteilles (R190), le merlot Verlatenkloof 2015 idem (R220).
Le Domaine Groot Constantia mérite une visite touristique. Pour les vins, je suis malheureusement beaucoup plus réservé.

Pour ce qui concerne les restaurants, nous n’avons jamais mal mangé. Et nous avons souvent très bien mangé. Si je devais ne retenir qu’un seul endroit, je choisirais Chefs Warehouse Beau Constantia. Leur proposition “tapas pour 2 à R1000” (soit € 53) est magnifique: fusion d’influences thaï, japonaise, péruvienne, etc… d’une grande précision de saveurs. Le piquant et l’acide, le crémeux et le craquant, tout y est !
Et parce qu’il est vraiment difficile de n’en retenir qu’un, j’ai également adoré la combinaison huîtres et pièce de bœuf du restaurant du Domaine Longridge et le menu 4-services du restaurant Aubergine, dans le centre-ville de Cape Town.
S’il venait une envie à un lecteur d’aller vérifier sur place tout ce qui précède, je signale qu’on roule à gauche (comme en Angleterre), mais que le réseau routier est d’une qualité au moins aussi bonne qu’en Belgique. Une boîte automatique et un GPS sont plus qu’utiles.
On peut se débrouiller seul, mais un guide peut transformer un chouette moment en un moment inoubliable. Nous avons rencontré John Grant (Wine Escapes) et avons bénéficié pendant plusieurs jours de ses commentaires érudits (il en sait presque autant sur les oiseaux que sur le vin), de son sens de l’organisation, de son humour. Une très belle rencontre.
Difficile de clore cet article sans évoquer ce qui me trouble depuis plusieurs jours: là comme ailleurs, les restaurants et les caveaux de dégustation ferment. La vie se paralyse progressivement, comme chez nous. Il n’y a officiellement pas encore de victimes, mais que va-t-il se passer dans un pays où beaucoup sont porteurs du HIV et vivent dans une grande promiscuité (townships) ? Putain de virus.
