
Puis-je, pour une fois, vous emmener dans l’enfer des vins que je ne sélectionne pas ? Vous indiquer ce qui condamne un vin à ne pas apparaître dans le magasin ? Vous expliquer les invariants qui forment ma grille de lecture ?
Je suis un terroir. C’est-à-dire que je suis unique, typique, spécifique, subjectif, défini par mes gènes et mes croyances, par les limites de mes papilles, par mon goût immodéré pour le fromage qui pue et le chocolat noir et, enfin, par ma relation distante avec la salade: quand elle et moi nous croisons, on ne s’engueule pas, mais on n’a rien à se raconter; et ce n’est pas ce salaud de vinaigre qui va arranger les bidons.
L’alcool ne me plait guère. Il y en a beaucoup dans le cointreau et cela ne m’a pas toujours réussi. J’ai renoncé à comprendre quoi que ce soit au whisky. Le gin me donne la nausée. L’alcool me fatigue et il insiste systématiquement pour me refiler ses nombreuses calories, alors que je suis déjà si bien servi. Bien sûr, sans alcool, le vin n’est plus vin. Une part du subtil équilibre est retirée et tout le mikado s’effondre. Le meilleur alcool est celui qui ne se perçoit pas comme tel. J’aime la rondeur qui adoucit, l’onctuosité qui ensorcelle, la chaleur qui réconforte, le gras qui enrobe. J’aime également l’eau ferrugineuse.
Ce n’est d’ailleurs pas forcément une question de degré. J’avoue être favorablement disposé lorsqu’une étiquette annonce 12,5% et dubitatif lorsque c’est 15%. Une manzanilla andalouse titre à tous les coups 15% et fait pourtant preuve d’une insoutenable légèreté. Comme quoi.
Le boisé ne me plait guère. Je n’arrive toujours pas à comprendre l’intérêt qu’il y aurait à ingurgiter de la tisane de chêne. Celui qui a inventé les copeaux à faire macérer dans le jus doit être écartelé.
Le pire crime est d’élever les cuvées d’entrée de gamme sans passage par la barrique et de matraquer les plus beaux raisins, ceux qui sont vendangés sur les plus belles parcelles, avec un emballage en forme de tonneau plus ou moins brûlé.
Serait-ce en fait le goût supposé du luxe ? Comme une obligation pour justifier un prix élevé ? Si le vigneron utilise une barrique de 225 litres pour élever 3 millésimes successifs, l’impact sur ses coûts est de l’ordre de 90 centimes par bouteille. Pas de quoi justifier grand-chose. On me dira que c’est une tradition séculaire et que cela se fond au vieillissement. Ouais. Parfois.
Le meilleur boisé est celui qui ne se perçoit pas comme tel. J’aime les aromatiques complexes qui ont bénéficié de la micro-oxygénation au travers des douelles du susmentionné tonneau. J’aime les élevages longs qui créent des vins qui n’existeraient pas sans eux.
La banalité ne me plait guère. Qu’ai-je fait de mal pour mériter un triste jus de fruit vaguement fermenté, prévisible, ennuyeux et incapable de susciter la moindre conversation ? Ce vin, anonyme et silencieux, dont on ne saura jamais rien. Donnez-moi plutôt un chouette petit défaut. Une imperfection, une différence, une audace, une intention.
L’exubérance ne me plait guère. A la cour de récréation, des gamins couraient dans tous les sens, hurlaient à faire trembler les vitres de l’école et avaient manifestement un besoin viscéral d’attirer l’attention de tous. On fabrique des vins qui leur ressemblent, des vins si parfumés qu’ils ont forcément quelque chose à cacher, si extravertis qu’ils en deviennent envahissants, si chimico-superficiels qu’ils ne passent pas le test du deuxième verre. Je préfère découvrir petit à petit, en prenant le temps qu’il faut, en cherchant. Je suis un dégustateur lent.
Il m’arrive régulièrement de déguster des vins issus d’appellations prestigieuses, bien notés par la presse spécialisée, rendus accessibles par des importateurs compétents et mis en valeur par des flacons au design impeccable. Et, patatras, pour l’une ou l’autre des raisons citées ci-dessus, ils finissent vite fait au crachoir et se voient affublés d’un NON majuscule sur ce qui me tient lieu de fiche de dégustation.
Ai-je raison d’agir ainsi ? Eh bien, je suis un terroir. Voir ci-dessus.
